VISITE DE L’ÉVÊQUE

Je reçus la semaine suivante une lettre du père Marc : Ton souci d’apporter l’information que tu as sur la personne qui a agressé ton amie me paraît juste, mais il faut que cela puisse se faire dans la plus grande discrétion, tu le comprendras.

La plus grande discrétion ? Non, je ne comprenais pas !

J’allai frapper au bureau de l’abbesse, que je trouvai fort agréablement occupée : sur sa table, quelques sachets de bonbons, des boîtes de dragées, un paquet de madeleines, un cake. Un bienfaiteur venait de lui en faire cadeau ; elle voulut m’offrir le tout.

Je ne lui répondis même pas et lui tendis la lettre, qu’elle lut entièrement. Un seul mot retint son attention : « discrétion ». Oui, il fallait faire preuve d’une extrême discrétion. D’ailleurs, elle ne prendrait aucune décision avant d’avoir consulté l’avocat et le notaire qui devaient lui rendre visite dans la semaine. Elle avait tout de même réfléchi avec mère Anne, et toutes deux étaient arrivées à cette incroyable conclusion : elles n’accepteraient que je donne mon témoignage qu’à condition que je mente sur la description physique de l’individu. Un faux témoignage !

Je partis très vite et m’effondrai sur mon lit. Mère Anne vint s’asseoir à côté de moi : il ne fallait pas que cette histoire me rendît malade… et ce n’était pas une raison pour froisser mon habit.

Je n’étais pas malade mais écœurée.

L’automne était de retour, avec ses premières gelées et ses jours plus courts. Commença alors une période de grande misère physique : je mangeais peu et vomissais souvent, je n’avais plus de règles. L’inquiétude de l’abbesse alla en grandissant et elle décida que je devais consulter un spécialiste. J’acceptai et me soumis à diverses radios. Rien à l’estomac ni à l’intestin, mais de nombreux calculs dans la vésicule. Le médecin me prescrivit un traitement de choc : pilules pour dissoudre les calculs et pilules pour ouvrir l’appétit.

Je m’étais rendue seule chez le radiologue (à quelques pas du monastère), mais l’abbesse avait tenu à assister à mon entretien avec le généraliste qui était venu assurer la consultation dans l’une des pièces de notre infirmerie.

 

Revint le temps du grand ménage. Le 1er novembre, nous échangeâmes l’habit d’été contre celui d’hiver. Nous entrâmes dans l’avent. Le monastère était devenu glacial et la pièce du noviciat particulièrement humide. Je la fuyais et allais au jardin ramasser les feuilles mortes que j’empilais ensuite dans de grands cartons remisés à la buanderie. Ces feuilles serviraient à protéger les plantes et les arbustes des gelées de l’hiver. Mes mains étaient gercées et crevassées, mais il m’était bien égal de souffrir. Les repas étaient composés uniquement de féculents que je ne supportais plus. Je ne mangeais guère, ce qui préoccupait Marie, qui me faisait force réflexions à voix basse, pendant le repas : « Mange, fais un effort, mange les yeux fermés, mange du pain si tu ne supportes pas le reste, force-toi, je t’en supplie… » Elle venait jusqu’au jardin me supplier de manger. Elle avait peur que je ne pusse rester au couvent. Elle ajoutait souvent qu’elle avait besoin de moi, que je lui avais ouvert des horizons nouveaux. Parfois, elle pleurait.

Puisque je mangeais peu, notre mère me chargeait de lire pendant la plus grande partie du repas de midi. Encore et toujours des vies de saints ; chaque fois que je reprenais le récit, je m’arrangeais pour sauter quelques pages. Trop absorbées par le contenu de leur assiette, les sœurs ne s’apercevaient de rien, ou alors elles ne le disaient pas. Au moment du dessert, je passais le livre à Dominique, qui achevait la lecture. Je retournais alors à ma place manger quelques pommes de terre à l’eau, puis notre mère donnait le signal de la fin du repas.

Depuis que j’étais novice, deux tâches supplémentaires m’avaient été attribuées : sonner la cloche de la chapelle avant les offices et lire les épîtres à la messe, les passages de l’Ancien Testament et les répons à l’office des lectures. Ce fut mère Anne qui m’apprit à sonner la cloche selon les moments de la journée.

Maintenant, comme toutes les sœurs, je participais au chapitre. Il avait lieu une fois par mois. Après les vêpres, nous nous rendions deux par deux dans la salle communautaire. Là, debout sur deux rangs, nous nous tenions face à la mère, seule sous le crucifix.

Après une prière d’invocation, nous faisions, de la plus jeune à la plus âgée, notre coulpe. Une fois sa propre coulpe achevée, la mère prenait la parole. Après divers commentaires relatifs aux fautes que nous avions avouées, elle concluait par quelques mots d’encouragement.

Cécile resta silencieuse plusieurs semaines, puis elle rappela. C’était vers la fin du mois de novembre. L’abbesse ne quitta pas la pièce, ce qui me gêna considérablement.

La voix de Cécile me parvint, insistante : avais-je fait le nécessaire ?… Comment, non ? Quels problèmes ?… Obligée d’attendre ?

Elle ne comprenait pas le pourquoi de mes réticences, et la présence de l’abbesse m’empêchait de m’expliquer. Elle raccrocha sèchement. Je me tournai alors vers l’abbesse, qui, avant que j’aie pu ouvrir la bouche, m’interdit à nouveau toute déposition. Je ne pouvais rien faire contre sa volonté.

Quinze jours plus tard, alors que je me trouvais avec mère Anne, la cloche de la porte de clôture se mit à sonner frénétiquement ? C’était plutôt rare, en général on n’entendait que trois ou quatre petits coups discrets, afin d’avertir la mère d’une visite. Nous apprîmes bientôt qu’il s’agissait de la visite impromptue de l’évêque. Quel motif impérieux l’avait fait se déplacer ? Résidant à une centaine de kilomètres, il ne nous rendait visite que rarement et jamais à l’improviste. Mère Anne quitta le noviciat avec un air sincèrement paniqué.

Une demi-heure plus tard, notre mère arriva au noviciat, essoufflée et énervée, et me fit part du désir de l’évêque de s’entretenir avec moi. Je commençais à comprendre que tout cela devait avoir un rapport avec Cécile. Je me rendis au parloir le cœur battant et, après quelques paroles de politesse, l’évêque m’expliqua l’objet de sa visite : devinant le refus réitéré de l’abbesse de me laisser témoigner, Cécile avait eu recours à la voie hiérarchique et lui avait écrit une lettre directe et sans concession. Elle exigeait ma déposition et, en cas de refus, était prête à rendre publique l’attitude du monastère ; elle n’hésiterait pas à se servir de la presse et parlait même de s’appuyer sur l’action de groupes féministes.

La chose pouvait aller loin, et l’évêque était visiblement inquiet. Il me demanda quelques détails supplémentaires, et je lui parlai de Cécile, de notre amitié et d’une certaine démarche commune.

Il me laissa parler sans m’interrompre et me donna la permission d’écrire tout de suite à l’inspecteur, et même de me rendre au commissariat de B. si nécessaire. J’avais donc obtenu ce pour quoi je luttais et me rongeais depuis plusieurs semaines. Je pris à peine le temps de remercier l’évêque et me précipitai au bureau. L’abbesse était dans une telle colère que je m’esquivai sans tarder, prétextant la lettre à écrire à l’inspecteur.

 

L’inspecteur de police réagit très vite. Notre premier contact fut téléphonique et il me demanda un maximum de renseignements, que je lui donnai sous le regard furieux de l’abbesse qui se tenait à côté de moi. Au bout d’une demi-heure de conversation, il conclut en me disant qu’il allait commencer par m’envoyer des photos de suspects que je devrais examiner avec la plus grande attention. Il me confirma également qu’une autre femme avait été violée par le même individu. Il termina en disant qu’il resterait en contact avec moi et me demanderait peut-être de me déplacer.

À présent, je sentais que tout était possible, et, pour la première fois depuis longtemps, j’eus l’impression d’être libre. Ma vie intérieure s’en trouva nettement améliorée et je remerciai Dieu d’avoir permis que la situation se débloquât.

A l'ombre de Claire
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